HISTOIRE La brillante carrière d'un criminel
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Les Ouled Riah fuient leurs villages et se réfugient dans la grotte de Nekmaria, «avec leurs familles et leurs troupeaux, à l'approche d'une colonne guidée par le colonel d'état major Pélissier» [1]. Celui-ci exige des réfugiés qu'ils quittent de la grotte et se rendent à l'armée. Ils acceptent de sortir et proposent de payer rançon contre la promesse de vie sauve garantie par le retrait de l'armée. Le colonel refuse la proposition, considère que son retrait est «une condition inadmissible» (1) et décide de massacrer les réfugiés en les fumant dans la grotte transformée en four. Vers 10h du matin il fait allumer des fagots de bois devant les issues de la grotte, et ordonne de maintenir le feu sans relâche jusqu'à une heure du matin. Un sergent raconte que «les soldats mettaient de la rage à porter du bois et que lui-même, qui n'était chargé que de surveiller ce travail, furieux comme les autres, mettait la main à l'oeuvre» (2). Dans son rapport sur les faits le colonel décrit lui même son crime : «à trois heures, l'incendie commença sur tous les points et jusqu'à une heure avant le jour, le feu fut entretenu tant bien que mal, afin de pouvoir bien saisir ceux qui pourraient tenter de se soustraire par la fuite à la soumission. Comme une sortie désespérée pouvait s'effectuer par l'entrée principlale, j'avais, au moyen de caisses à biscuits remplies de terre, placé un obusier en batterie à 50 mètres de cette issue. Le feu faisant tomber d'assez larges éclats de plâtre sur ce point et autant pour aider à cette destruction, que pour causer dans la caverne un effroi salutaire, je fis envoyer quelques obus qui firent du mal...». ![]() Un soldat qui a participé aux massacre de Nekmaria (3) raconte: «L'incendie avait gagné les bagages des réfugiés. Pendant toute la nuit on crut entendre... un bruit confus, des clameurs sourdes, puis rien ne troubla plus le silence. Longtemps avant le jour, quelques hommes, suffoquant, vinrent tomber devant les sentinelles. Une fumée si épaisse et si âcre emplissait les grottes qu'il fut impossible d'y pénétrer d'abord. Cependant, on en voyait sortir de temps à autre des êtres méconnaissables qui rampaient...» [3]. Dans une lettre adressée à sa famille, un autre soldat rapporte qu'un «Arabe sortit à travers les flammes ; il venait offrir sa soumission. On l'envoya prévenir ses malheureux compatriotes qu'ils devaient suivre le même exemple. Les Arabes offrirent de payer 75.000 francs, si l'armée se retirait. Cette condition ayant été refusée, ils rentrèrent dans les grottes». Plus loin dans la lettre il décrit la scène du massacre: «Quelle plume saurait rendre ce tableau? Voir au milieu de la nuit, à la faveur de la lune, un corps de troupes françaises occupé à entretenir un feu infernal! Entendre les sourds gémissements des hommes, des femmes, des enfants et des animaux; le craquement des rochers calcinés s'écroulant, et les continuelles détonations des armes! Dans cette nuit, il y eut une terrible lutte d'hommes et d'animaux! Le matin, quand on chercha à dégager l'entrée des cavernes, un hideux spectacle frappa les yeux des assaillants. J'ai visité les trois grottes; voici ce que j'y ai vu. A l'entrée gisaient des bœufs, des ânes, des moutons; leur instinct les avait conduits à l'ouverture des grottes, pour respirer l'air qui manquait à l'intérieur. Parmi ces animaux et entassés sous eux, se trouvaient des femmes et des enfants. J'ai vu un homme mort, le genou à terre, la main crispée sur la corne d'un bœuf. Devant lui était une femme tenant son enfant dans ses bras. Cet homme, il etait facile de le reconnaître, avait été asphyxié, ainsi que sa femme, l'enfant et le bœuf, au moment où il cherchait à préserver sa famille de la rage de cet animal. Les grottes sont immenses; on a compté hier sept cent soixante cadavres; une soixantaine d'individus seulement sont sortis, aux trois quarts morts; quarante ont pu survivre; dix sont à l'ambulance dangereusement malades; les dix derniers qui peuvent se traîner encore ont été mis en liberté pour retourner dans leurs tribus; - ils n'ont plus qu'à pleurer sur des ruines!» [1]. «cinquante-six mules chargées de matières combustibles» Le journal Heraldo publie de Madrid une lettre de son correspondant en Algérie, un militaire envoyé par le gouvernement espagnol pour assister les opérations de l'armée française. Celui-ci donne ces détails de l'événement: «Le 17 juin 1845, nous marchions dans le Dahara, sur la rive gauche de l'un des ruisseaux qui vont se jeter à la mer sous le nom d'Oued-Djérah et de Bel-Am-Riah, lorsqu'un petit nombre de Kebaïles s'avancèrent en tirailleurs, et ne cessèrent pas leur feu, même lorsqu'un de nos bataillons se dirigea de leur côté pour couper les figuiers et autres arbres fruitiers, et pour brûler quelques maisons. Je partis avec ce bataillon, et m'avançait avec plusieurs officiers, quinze cavaliers du goum auxiliaire et autant de fantassins, pour reconnaître des grottes où l'on savait qu'une grande portion de la tribu des Ouled-Riah avait l'intention de s'enfermer et de se défendre. Arrivés à un quart de lieue de ces grottes, nous vîmes cinquante à soixante Kebaïles qui se mirent à courir, sans doute pour se cacher dans l'intérieur de ces cavernes. [...] Au moyen de nos guides, on fit appeler l'un des Kebaïles, et on lui dit que s'ils ne se soumettaient pas ils seraient brûlés par les Français, qui avaient cinquante-six mules chargées de matières combustibles. L'Arabe répondit, sans se troubler, que ses compatriotes étaient résolus à se défendre. «Le 18, la colonne du colonel Pélissier partit de bonne heure, forte de deux bataillons et demi, avec une pièce d'artillerie de montagne et un détachement de cavalerie, pour venir assiéger la fameuse grotte ou caverne que nous avions reconnue la veille, située sur les bords de l'Oued-Fréchih et nommée Dhar-el-Fréchih. Après avoir porté des chasseurs devant les ouvertures placées du coté le plus accessible du Kantara les troupes commencèrent à couper du bois et à ramasser de la paille pour allumer le feu du côté de l'Ouest, et obliger ainsi les Arabes à se rendre, attendu que tout autre genre d'attaque eût été très-sanglant et peut-être infructueux. A dix heures du matin, on commença à jeter des fagots du haut du contrefort El-Kantara; mais le feu ne se déclara qu'à midi, à cause de l'obstacle qu'opposait à la flamme un grand amas d'eau que l'on supposait exister à l'entrée des grottes, mais plus vraisemblablement à cause de la mauvaise direction que l'on avait donnée aux matières combustibles. «les soldats purent pousser les fagots dans les ouvertures de la caverne, comme dans un four.» «Pendant la soirée, nos tirailleurs s'avancèrent davantage et serrèrent de près les ouvertures de la grotte; néanmoins un des Arabes parvint à se sauver du coté de l'est, et sept autres gagnèrent les bords du ruisseau, où ils firent provision d'eau dans des outres. Vers une heure, on commença à jeter à l'ouverture de l'orient, des fagots qui, cette fois, prirent feu devant les deux ouvertures de l'autre coté, et par une circonstance singulière, le vent chassait aussi les flammes et la fumée dans l'intérieur, sans qu'il en partit presque rien au dehors, de sorte que les soldats purent pousser les fagots dans les ouvertures de la caverne, comme dans un four. «On ne saurait décrire alors la violence du feu. La flamme s'élevait au haut du Kantara (à plus de soixante mètres), et d'épaisses colonnes de fumée tourbillonnaient devant l'entrée de la caverne. On continua à attiser le feu toute la nuit, et on ne cessa jusqu'au point du jour. Mais alors, le problème était résolu, on n'entendait plus aucun bruit [...] «entassés les uns sur les autres, comme une sorte de bouillie humaine» «A quatre heure et demie du matin, je m'acheminai vers la grotte, avec deux officiers du génie, un officier de l'artillerie et un détachement de cinquante à soixante hommes de ces deux corps. A l'entrée se trouvaient des animaux morts déjà en putréfaction, et enveloppés de couvertures de laine qui brûlaient encore. [...] Rien ne pourrait donner une idée de l'horrible spectacle que présentait la caverne. Tous les cadavres étaient nus, dans des positions qui indiquaient les convulsions qu'ils avaient dû éprouver avant d'expirer. Le sang leur sortait par la bouche; mais ce qui causait le plus d'horreur, c'était de voir des enfants à la mamelle gisant au milieu des débris de moutons, des sacs de fèves, etc. On voyait aussi des vases de terre, qui avaient contenu de l'eau, des caisses, des papiers, et un grand nombre d'effets. Malgré tous les efforts des officiers, on ne put empêcher les soldats de s'emparer de tous ces objets, de chercher les bijoux, et d'emporter les bernous tout sanglants. J'ai acheté un collier pris sur un des cadavres, et je le garderai, ainsi que deux yathagans que le colonel nous a envoyés comme un souvenir de ces effroyables scènes [...] «Le nombre de cadavres s'élevait de huit cents à mille. Le colonel ne voulu pas croire à notre rapport, et il envoya d'autres soldats pour compter les morts. On en sortit de la grotte environ six cents, sans compter tous ceux qui étaient entassés les uns sur les autres, comme une sorte de bouillie humaine, et les enfants à la mamelle presque tous cachés dans les vêtements de leurs mères. [...] «Le 23, au soir, nous avons porté notre camp à une demi-lieue plus loin, chassés par l'infection, et nous avons abandonné la place aux corbeaux et aux vautours qui volaient depuis plusieurs jours autour de la grotte, et que de notre nouveau campement nous vîmes emporter des débris humains» [1]. Le Gouverneur général de l'Algérie: «J'approuve...» Le chef d'état-major Pélissier n'a pas agit d'un coup de tête, il n'a été que l'exécutant des instructions émises par le Gouverneur général de l'Algérie, le maréchal Bugeaud. Celui-ci lui envoie, une semaine avant le massacre, le 11 juin 1845, le message suivant de Chlef: «Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas! Fumez-les à outrance comme des renards» [4]. Le maréchal Bugeaud fait ici allusion au général Cavaignac qui avait enfumé la tribu des Sbéhas une année auparavant. Dans son rapport du 22 juin 1845 au Maréchal Bugeaud, le colonel Pélissier se réfère aux ordres reçus: «je n'eus», lui raconte-t-il, «qu'à suivre la marche que vous m'aviez indiquée, je fis faire une masse de fagots et après beaucoup d'efforts un foyer fut allumé et entretenu à l'entrée supérieure. Le feu dura toute la journée. J'envoyai chercher la plus forte partie de mon camp et je l'établis dans une excellente position de manière à rester maître absolu de toutes les issues» [6]. Le 23 juin 1845, le maréchal Bugeaud envoie d'Alger une lettre au colonel Pélissier, dans laquelle il lui écrit ceci: «Je connais donc la série de vos opérations dans le Dahra, jusqu'au 21 inclus. Je me réjouis de la bonne tournure que prennent nos affaires de votre côté [...] Vous avez débuté par une ghazzia très heureuse sur les Béni Zettis; mais la guerre de caverne que vous avez faites aux Ouled Rihah est d'une importance bien autrement considérable. Cela aura un grand retentissement dans le pays. J'ai lu avec un intérêt des plus vifs les détails que vous donnez à Saint-Arnaud sur cet étrange blocus. [...] J'approuve votre longanimité mais j'approuve également tout ce que vous avez fait après avoir épuisé la voie de la douceur» [5]. Le colonel Saint-Arnaud, dont il est question dans cette lettre, massacrera dans la même région une tribu en l'emmurant dans une grotte quelques semaines plus tard, le 8 août 1845. «Un récit... livré à la publicité dégagé des détails que j'ai jugé à propos de supprimer» Une semaine plus tard, le 1er juillet 1845, le gouverneur Bugeaud envoie, toujours d'Alger, un autre message à Pélissier: «Mon cher colonel, j'ai lu avec infiniment d'intérêt votre rapport détaillé sur votre expédition des grottes. C'est un drame terrible dont le souvenir ne périra point dans le pays. Je vous envoie copie de la lettre que j'ai écrite à ce sujet au Ministre. J'ai fait un récit rapide de l'événement, afin qu'il soit livré à la publicité dégagé des détails que j'ai jugé à propos de supprimer. Je n'en ai pas moins envoyé votre rapport en original au Ministre. J'ai reçu depuis vos lettres du 24 et du 28. Je suis très satisfait de ce qui se passe autour de vous, et je me félicite de vous voir reprendre bientôt le chemin d'Alger avec votre colonne» [5]. Mais pourquoi le gouverneur général Bugeaud a-t-il peur des détails de cette histoire? C'est que l'affaire commence à faire mauvaise presse et même à choquer quelques politiciens de Paris. Le 11 juillet, le maréchal Soult, Ministre de la guerre, est interpellé sur l'affaire à la Chambre des députés par le prince de La Moskowa. Celui-ci considère dans son intervention à la chambre qu'«il est de l'honneur de l'armée comme il est de la dignité du Gouvernement que de pareils faits soient démentis ou désavoués hautement par M. le ministre de la guerre.» [6]. Le ministre et maréchal Soult «déplore» l'évènement mais ne désavoue pas le colonel Pélissier. Mais que déplore-t-il au juste ? Cinq jours plus tard le ministre revient sur la question et se montre plus clair : «J'ai dis que je désapprouvais et que je déplorais ce qui s'était passé dans le Dahra. Ces expressions se rapportent au fait en lui même car toutes les fois qu'il s'agit d'un accident, d'un malheur, le sentiment naturel porte tout le monde à le déplorer et à gémir. Mais à ce sujet je veut être plus explicite. Cette affaire à laquelle s'est trouvé un des honorables militaires de l'armée d'Afrique, le colonel Pélissier, dont je ferai constamment l'éloge, l'a mis dans une situation fort pénible et fort embarrassante. [...] si j'avais été dans la situation où s'est trouvé le colonel Pélissier, j'aurais peut-être fait aussi un exemple sévère. [...] En Europe, un pareil fait serait affreux, détestable. En Afrique, c'est la guerre, elle même. Comment voulez-vous que l'on fasse ? Si vous voulez évacuer le pays rappelez l'armée» [6]. Ainsi le terme «déplorer» cher aux diplomates, ne s'applique pas du tout au colonel criminel, mais à ce fameux mythe du discours colonial (et néo-colonial) du «malheur» permanent qui touche l'«Afrique» et sa population... Le 11 juillet un autre membre de la chambre était intervenu à propos du massacre, le comte de Montalembert. Celui-ci interpelle le gouvernement : «Je vous conjure, Messieurs de réfléchir à l'effet qu'une pareille nouvelle va produire en Angletterre, hors de France». Trois jours plus tard, en effet, dans son édition du 14 juillet le journal londonien Times commente ainsi le massacre: «Il est impossible de réprimer la plus forte expression de l'horreur et du dégout à propos des atrocités d'un acte commis par le général Pélissier, commandant un détachement français en Algérie... Ceci n'est pas une guerre mais le massacre d'une population par celui qui a assumé le pouvoir de gouverner cette région, un monstre qui déshonore son pays, son époque et sa race» [5]. Face à cette mauvaise presse, le colonel Pélissier reçoit le soutien indéfectible de ses confrères. A commencer par le gouverneur et maréchal Bugeaud qui se plaint dans une lettre du 18 juillet 1845 adressée au ministre et maréchal Soult: «Je regrette, Monsieur le Maréchal que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier. [...] Avant d'administer, civiliser, coloniser, il faut que les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé qu'elles ne l'acceptent que par la force; et celle-ci est impuissante si elle n'atteint pas les personnes et les intérêts» [6]. «Se résigner à un simple blocus qui pouvait durer quinze jours, c'était perdre un temps précieux...» Le maréchal Bugeaud confirme publiquement qu'il a lui-même demandé à ses officiers d'enfumer les tribus qui se réfugient dans les grottes, et justifie l'enfumade par le temps que celle-ci fait gagner à ses militaires. Dans le journal Akhbar il écrit que le colonel Pélissier ne pouvait se «résigner à un simple blocus qui pouvait durer quinze jours, c'était perdre un temps précieux pour la soumission du Dahara, et refuser son concours à M. le colonel Saint-Arnaud. Après avoir pesé ces divers partis, il se décida à employer le moyen qui lui avait été recommandé par le gouverneur général pour les cas d'extrême urgence» [1]. «dommage que sur le territoire de l'Algérie il ne se rencontre pas toutes les six lieues des grottes dans lesquelles se jetteraient toutes les populations pour les exterminer» Le général Boyer qui avait dirigé le commandement de l'armée Française à Oran entre 1831 et 1833, note dans son journal: «J'ai fortement approuvé la conduite du colonel Pélissier dans cette circonstance, c'est vraiment dommage que sur le territoire de l'Algérie il ne se rencontre pas toutes les six lieues des grottes dans lesquelles se jetteraient toutes les populations pour les exterminer comme celles du Dahra» [15]. «Il faut que nous présentions nos marchandises au goût des acheteurs» Le 2 août, Léon Blondel, directeur général des Affaires civiles de l'Algérie, assure le colonel du soutien du Roi de France: «j'ai vu le Roi en audience particulière. Sa Majesté m'a parlé de vous et m'a dit de bonnes choses en me chargeant de vous les répéter. J'espère à la fin du mois. Ne vous laissez pas tourmenter par toutes les diatribes des journaux. Tout cela passe et n'a d'effet que celui qu'on veut bien lui donner [...] la France ne comprend pas l'Afrique, nous oublions trop en Afrique ce qu'est la France. Il faut que nous présentions nos marchandises au goût des acheteurs» [5]. Le colonel Pélissier qui n'est nullement tourmenté par son acte notera plus tard à propos de l'enfumade: «des préoccupations, je n'en eus jamais aucune et tout en déplorant la condition de ces sauvages malheureux, j'ai toujours eu le calme inséparable de la conscience d'un devoir accompli» [6]. Ce qui tourmente en fait les correspondants du colonel, comme l'atteste la lettre du général Charon «meilleur ami» [5] de Pélissier, c'est le retard de la promotion militaire. Dans cette lettre envoyée d'Alger le 30 juillet 1845, soit quarante jours après le massacre, le général Charon écrit ceci au colonel: «il paraît décidé qu'il n'y aura pas de promotions, sauf celle du général Jussuf qui est dite au titre indigène. C'est un nouveau regret pour moi[...]. Espérons que le retard ne se prolonge pas trop, et que M. le Maréchal saura emporter votre nomination qui lui donnera un commandant de colonne étoilé et n'éveillant par la suite aucune récrimination quand il voudra lui donner de bonnes expéditions à conduire...» [5]. La promotion arrivera quelques mois plus tard. Le 24 avril 1846, Edme-Jules Duchaussoy, chef de Bureau du Service intérieur au ministère de la Guerre, envoie une lettre de Paris au désormais général de brigade Pélissier: «Mon cher Général, nous les tenons enfin ces brillantes étoiles, ces superbes météores qu'on a si ridiculement (passez-moi l'expression) promenés dans tous les sens au-dessus de vous sans les laisser enfin s'y abattre» [5]. «le Président de la République vous a nommé général» Quatre ans plus tard le général Pélissier reçoit une nouvelle promotion: général de division. Le général Charon lui annonce la bonne nouvelle: «Le général Charon, gouverneur général de l'Algérie. Paris, le 17 avril 1850. Mon cher Ami, Je me suis marié hier à la mairie. Hier le Président de la République vous a nommé général de division. Ce sont deux bonheurs à la fois» [5]. Il faut savoir que le général Charon est depuis le 9 septembre 1848, le Gouverneur général de l'Algérie. Le Maréchal Bugeaud est mort du choléra en juillet 1847. Entre temps l'Algérie eut plusieurs gouverneurs dont le général Cavaignac, l'enfumeur de la tribu des Sbéhas dont il a était question plus haut. Le régime a aussi changé à Paris, c'est pourquoi il est question de Président de la République dans la lettre de Charon. Ce président de la République n'est autre que le très populaire Louis-Napoléon, élu le 10 décembre 1848 par un véritable raz-de-marée. Celui qui vient de nommer Pélissier général a obtenu 5.434.000 voix, contre 1.448.000 à Cavaignac, 370.000 à Ledru-Rollin, 36.000 à Raspail et moins de 18.000 à Lamartine soit 74 % des suffrages exprimés pour Louis-Napoléon, contre 19,5 % pour Cavaignac et 5 % pour Ledru-Rollin. En juin 1850 le général Pélissier est nommé gouverneur général de l'Algérie par intérim. Le général Cavaignac, désormais député à l'Assemblée Nationale, se désole dans une lettre qu'il lui écrit de Paris le 3 septembre 1850: «j'aurais dû vous écrire pour vous féliciter de votre promotion, mais ne prenez pas mon silence pour de l'indifférence, faites plutôt en bon ami la part de cette triste vie politique...» [5]. Eh oui... la politique donne des soucis à ces généraux qui en font. En effet, le 2 décembre 1851 le Président Louis-Napoléon dissout l'Assemblée législative et déclenche le coup d'Etat qui fera de lui empereur un an plus tard. Le coup d'Etat est mené par le ministre de la Guerre le général Saint-Arnaud, (l'emmureur de tribu dont nous avions parlé plus haut) et le ministre de l'Intérieur Morny, demi-frère du Président. L'armée investit l'Assemblée et arrête 300 députés. «je compte sur vous pour maintenir la tranquillité en Algérie» Trois jours plus tard, le 5 décembre 1851, le ministre général Saint-Arnaud envoie une lettre au général Pélissier: «Mon cher Général, les événements bien graves qui viennent de se passer en France m'ont empêché de répondre plus tôt à votre lettre [...] Je n'ai pas besoin de vous dire que je compte sur vous pour maintenir la tranquillité en Algérie. Supprimez l'Atlas et tous les mauvais journaux. Toutes les puissances étrangères nous remercient. Nous avons fait leur affaire en même temps que la nôtre» [5]. L'Atlas fut suspendu dès l'arrivée de cette lettre, le 12 décembre, sur ordre du général Pélissier, pour avoir publié deux articles sur l'état d'esprit des officiers, et son rédacteur Rey traduit en conseil de guerre [5]. Le 21 et 22 décembre 1851, les Français sont consultés pour dire, si oui ou non, ils confirment l'autorité de Louis-Napoléon et approuvent la proclamation qu'il a faite lors du coup d'état. 92 % des suffrages exprimés approuvent le coup d'état. Le «oui» obtint 7.439.216 voix, contre seulement 646.000 de «non» et 36.820 de bulletins nuls. Le 7 novembre 1852, une modification de la Constitution du 14 janvier 1852 proclame: «Article Premier. - La dignité impériale est rétablie. - Louis Napoléon Bonaparte est Empereur des Français, sous le nom de Napoléon III. Article 2. La dignité impériale est héréditaire dans la descendance directe et légitime de Louis Napoléon Bonaparte, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, et à l'exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance.» [7]. Le 21 novembre 1852, les Français sont de nouveau consultés, l'instauration de l'empire est légitimée par le suffrage universel avec 7.824.000 voix pour, et seulement 253.000 voix contre. Ce résultat de près de 97 % de «oui» conforte Louis-Bonaparte dans sa politique, il peut accélérer ses desseins pour étendre sa colonisation en Algérie. Il ne tarde pas à le faire avec l'impulsion du nouveau Gouverneur général de l'Algérie, le maréchal Randon, nommé à ce poste juste après le coup d'Etat. En ce même mois de novembre 1852, le gouverneur Randon ordonne «de marcher immédiatement sur Laghouat avec toutes les forces que les circonstances et la saison avancée permettaient de concentrer dans les trois provinces. On forma cinq colonnes: l'une dans la division d'Alger, à Djelfa, sous les ordres du général Yusuf, l'autre dans la division de Constantine, à Bou-Saâda, sous les ordres du commandant Pein; les trois autres, fournies par la division d'Oran, se rassemblèrent à Oran, Mascara et Saïda et relevèrent directement du général Péllisier» [8]. Pourquoi Randon mobilise-t-il une aussi grande armée pour prendre Laghouat? E. Mangin, historien et lieutenant de l'armée française, nous donne l'explication: «Le maréchal Randon rêvait de faire de Laghouat un vaste et puissant établissement, qui pût servir en quelque sorte de base d'opérations pour faire pénétrer notre influence plus au sud, voire même jusqu'au Soudan» [9]. «La colonne d'Oran quitta cette ville le 6 novembre, sous le commandement du général Pélissier, et celle de Mascara partit le 9 novembre, sous les ordres du général Bouscaren [...] Le 19 novembre, la colonne du général Pélissier établit son camp auprès de l'ancien ksar d'El-Biod [...] Le 20, la colonne du général Bouscaren se réunit à la précédente, et toutes les troupes ne formèrent plus qu'une seule colonne, présentant un effectif total de 3000 hommes» [8]. Un officier de la colonne de Pélissier raconte que le 2 décembre vers trois heures de l'après midi «les soldats aperçurent une longue ligne d'un vert sombre, légèrement dentelée par les branches d'une forêt de hauts palmiers. Au-dessus de cette verdure, chacun put distinguer les tours noirâtres d'une ville et le minaret blanc d'une mosquée. C'était la ville et l'oasis de Laghouat» [8]. Le 3 décembre le général Pélissier se met en marche pour attaquer Laghouat. Avant l'attaque il promet au lieutenant-colonel Cler: «Souvenez-vous Cler, que je veux vous donner à déjeuner demain, avant midi, sur la plus haute terrasse de la kasba de Ben-Salem» [10]. Ce même officier raconte l'attaque finale du 4 décembre: les «braves soldats prennent immédiatement le pas de la course, escaladent tous les obstacles, franchissent, à l'aide de courtes échelles, les brèches faites par le canon et passant par les armes tout ce qui essaie de résister, ils se précipitent comme une avalanche avec cette furia francese, tant redoutée de nos ennemis dans les moments offensifs [...] Le général Pélissier, voyant l'heureux résultat de l'assaut, prescrit à la colonne de réserve de se jeter à gauche, à la colonne de gauche de se diriger vers la casbah de Ben-Salem, tandis que le lieutenant-colonel Cler, à la tête de quelques compagnies des trois bataillons, se portera également sur cette citadelle pour l'assaillir de face et de droite. La casbah ne peut résister aux efforts des assaillants. [...] Les défenseurs sont poursuivis à la baïonnette dans la cour, aux étages supérieurs et sur les terrasses» [10]. Les soldats face à «une porte entrebâillée, un trou de la terrasse, se ruaient dans l'intérieur et y lardaient impitoyablement tout ce qui s'y trouvaient; [...] dans le désordre, souvent dans l'ombre, ils ne s'attardaient pas à établir des distinctions d'âge et de sexe: ils frappaient partout et sans crier ‘gare!'» [16]. ![]() «Le lieutenant colonel du 2e de zouaves, se souvenant des paroles du général Pélissier, hisse l'aigle de son régiment, sur le dôme du minaret, au moment où le chef des Nègres, chargé d'organiser la défense par le chérif, tombe mort à ses pieds sous les balles de la garde du drapeau français» [10]. «Le carnage fut affreux, les habitations, les tentes des étrangers dressées sur les places; les rues, les cours furent jonchées de cadavres» [16]. «Il était deux heures de l'après-midi, la ville de Laghouat était entièrement occupée par les troupes françaises. Ainsi qu'il l'avait dit la veille, le général Pélissier était entré avant midi dans la place; il rappela au lieutenant colonel Cler [...] la promesse de déjeuner sur la terrasse la plus élevée de la grande casbah. [10]. Il «se plaça sur la terrasse de la grande mosquée; là, il se faisait présenter tous les chefs de détachement arrivant au rendez-vous général, chacun après accomplissement de la mission dont il avait été chargé, et les embrassait avec effusion. Il était rayonnant» [16]. «Là, au milieu des sanglants débris du combat, entouré des drapeaux pris à l'ennemi, assis sur de riches tapis arabes, dominant l'oasis et l'immense horizon du désert, un repas tout militaire fut servi au général en chef et au général Yusuf qui venait d'arriver à la casbah» [10]. Le 4 décembre, le général Pélissier écrit au gouverneur Randon une lettre de Laghouat: «C'était un spectacle magnifique, Monsieur le gouverneur général, et qui fit battre toutes les âmes généreuses, que ce double assaut qui rappelle nos meilleurs jours. Je ne saurais vous dire combien je suis fier [...] Je fais occuper régulièrement la ville: la lutte continue encore dans les jardins; l'infanterie y massacre les derniers défenseurs; la cavalerie sabre tout ce qui tente de s'échapper de l'enceinte des palmiers; pas un de ces fanatiques n'échappera.» [16]. «On exécutait par paquets de douze ou quinze ceux qui s'étaient rendus» «Pendant les huit premiers jours» qui suivirent le massacre, l'armée «exécutait par paquets de douze ou quinze ceux qui s'étaient rendus. Quelqu'un s'est même plaint que les sabres des spahis qui ont fait ces sanglantes exécutions ne coupaient pas» (4). Le capitaine Du Barail qui pris par la suite le commandement de la ville note que le général Pélissier décida après le massacre de «détruire de fond en comble Laghouat, en rasant les maisons et en arrachant les palmiers, en transportant enfin la population entière sur un autre point de l'Algérie; et pendant quelques jours, chaque matin, des corvés allaient abattre les palmiers et faire tomber les clotures des jardins [16]. «2.300 hommes, femmes ou enfants tués... le chiffre des blessés fut insignifiant» Le commandant Pein note qu'«une statistique à tête reposée et d'après les meilleurs renseignements à El Ar'ouath, après prise, constate un chiffre de 2.300 hommes, femmes ou enfants tués; mais le chiffre des blessés fut insignifiant» [16]. Il ne restait des habitants de Laghouat qu'une minoritée de personnes cachées dans les jardins de l'Oasis. A propos des «femmes et enfants» cachés «dans les buissons», le même commandant Pein précise: «j'aurrais pu en faire un massacre, mais nous n'étions pas assez nombreux pour nous amuser aux bagatelles de la sorte» [16]. Le 15 décembre, le général Pélissier envoie de Laghouat une lettres de félicitations au maréchal Castellane: «C'est dans une ville prise d'assaut que j'apprends votre élévation à la dignité de maréchal de France, et mon coeur s'en est senti tout heureux. Je vous offre mes félicitations sur un billet tout imprégné encore de ces enivrants parfums de la poudre» [12]. «Le déblaiement de la ville de ses nombreux cadavres fut très long à se faire; c'était une terrible besogne à laquelle on employait plusieurs bataillons par jour. Trois ou quatre jours après l'assaut, le général Pélissier visitait ces charniers et, trouvant que cela ne marchait pas au gré de sa volonté, il faisait demander l'officier supérieur, chargé ce jour-là de la funèbre corvée. C'était l'excellent commandant de Chabron, du 5e de ligne. Le général Pélissier lui fait le reproche d'un ton brutal de la lenteur apportée par ses hommes dans le service dont ils ont été chargés. Le commandant, sans se troubler de l'apostrophe du général, lui répond avec beaucoup de calme: 'que voulez-vous mon général, nous n'enterrons pas les morts aussi vite que vous les faites!'»[8]. Le capitaine Du Barail rapporte que la minorité des survivants «considérée comme prisonnière de guerre, était parquée à coté de notre camp et gardée par deux compagnies d'infanterie. On lui apportait chaque jour quelques caisses de biscuit de troupe, et, matin et soir, on la menait boire à la rivière, comme du bétail» [16]. «Le 1er janvier 1853, le général Camou, commandant la division d'Alger, adressa au capitaine Du Barail des instructions fort détaillées sur la mission qui lui incombait» [9]. Il lui donne notamment des instructions très précises sur le repeuplement de la ville: «On ne devra garder dans la place que le plus petit nombre possible des anciens habitants, ceux par exemple dont les renseignements pour la culture ou la distribution des eaux seront indispensables. Le commandant supérieur devra s'appliquer à reformer la population avec des éléments nouveaux et choisis, s'il est possible, dans les ksours qui entretenaient les moins bonnes relations avec Laghouat. Ces indigènes, mis à la place des anciens habitants, constitueront dans la ville une population peu homogène, peu unie, et par suite peu dangereuse» [9]. Ce plan de repeuplement de Laghouat nécessita selon Du Barail un «nettoyage complet de la ville et de l'oasis, où de nombreux foyers d'infection étaient accumulés. Dans les décombres, dans les maisons, dans les recoins des jardins, pourrissaient encore des cadavres. Certains puits en étaient bondés. [...] il fallait donner à toute cette pourriture humaine une sépulture plus régulière; car il était impossible de vivre, sans des dangers terribles, au milieu d'un pareil charnier» [16]. Plusieurs messages de félicitations parviennent à Pélissier après ces faits. Parmi les lettres qui lui arrivent celle du Gouverneur général Randon qui lui écrit le 7 décembre 1852 de Médéa: «Mon cher Général, je regrette bien vivement de ne pas être auprès de vous dans ce moment pour vous donner une chaleureuse accolade de félicitations sur cette brillante victoire. Je savais bien d'avance que tout ce que la vigueur dans l'exécution et la sagesse dans les conceptions réclameraient dans la situation délicate où vous vous trouviez, serait accompli par vous» [5]. Un autre message lui est envoyé le 14 décembre de Paris par son ami le général Charon: «Mon bien cher Ami, j'ai appris avant-hier avec un très vif plaisir la prise de Laghouat et j'avais hâte de lire le rapport avant de vous écrire pour vous adresser mes félicitations sur le nouveau succès rendu au pays et mes compliments d'ami» [5]. Le peintre Eugène Fromentin arrive devant Laghouat le 3 juin 1853, six mois après le massacre. Avant d'entrer dans la ville on le prévient qu'une «odeur fétide» y règne encore, que les cadavres apparaissaient «chaque jour, tant ils étaient peu couverts, on en trouvait à la surface du sol que les chiens avaient exhumés pendant la nuit. Il fallait s'attendre à marcher sur des débris et à voir partout pointer des ossements» [11]. «Un seul puits reçut 256 cadavres, sans compter les animaux et le reste» Fromentin raconte son entrée dans Laghouat en compagnie d'un militaire: «je ne sais quoi de menaçant dans le silence et dans l'air de cette ville noire et muette sous le soleil, quelque chose enfin que je devinais dès l'abord, m'avertissait que j'entrais dans une ville à moitié morte, et de mort violente. [...] «Nous suivions à peu près le chemin tracé par les balles et les baïonnettes de nos soldats. Chaque maison témoignait d'une lutte acharnée [...] «Ce que le lieutenant ne me dit pas, je le savais. On marchait dans le sang ; il y avait là des cadavres par centaines; les cadavres empêchaient de passer. Vers le milieu de la rue que nous suivions, on rencontre deux voûtes, à cinquante pas l'une de l'autre; elles sont longues, obscures, juste assez hautes pour donner passage à un chameau. 'sous la seconde voûte', me disait le lieutenant, 'l'encombrement était plus grand que partout ailleurs; ce fut l'endroit qu'on déblaya d'abord. Toute la couche des morts enlevée, on trouva dessous un nègre superbe, à moitié nu, décoiffé, couché sur un cheval, et qui tenait encore à la main un fusil cassé dont il s'était servi comme d'une massue. Il était tellement criblé de balles, qu'on l'aurait dit fusillé par jugement. On l'avait vu sur la brèche un des derniers; il avait battu en retraite pied à pied et ne lâchant pas, le pauvre diable! Comme s'il avait eu sa femme et ses enfants sur les talons pour lui dire de tenir bon. A la fin, n'en pouvant plus, il avait sauté sur un cheval, et il fuyait avec l'idée de sortir par Bab-El-Chergui, quand il donna dans une compagnie tout entière qui débouchait au pas de course, faisant jonction avec les compagnies d'assaut. La bête, aussi mutilée que l'homme, était tombée sous lui et barrait la voûte. Ce fut un commencement de barricade. Une demi-heure après, la barricade était plus haute qu'un homme debout. 'Ce ne fut que deux jours après qu'on s'occupa de l'inhumation; tu sais comment. On se servit des cordes à fourrages, de la longe des chevaux, les hommes s'y attelèrent, il fallait à tout prix se débarrasser des morts; on les empila comme on put, où l'on put, surtout dans les puits. Un seul, près duquel on m'a fait passer, en reçut deux cent cinquante-six, sans compter les animaux et le reste» [11]. Le lieutenant lui raconte qu'au moment du massacre il s'est rappelé de deux femmes des Ouled-Naïls qu'il avait connu quelques mois avant le siège: «L'une se nommait Fatma, l'autre M'riem». Il voulut les sauver du massacre, mais, raconte-t-il à Fromentin, il arriva trop tard: «Un soldat, debout devant la porte, rechargeait précipitamment son fusil; la baïonnette était rouge jusqu'à la garde; le sang s'égouttait dans le canon. Deux autres soldats sortaient en courant et fourraient dans leurs képis un mouchoir et des bijoux de femmes. -'le mal est fait, mon lieutenant, dit le sergent, entrons-nous tout de même?' ils entrèrent. Les deux pauvres filles étaient étendues sans mouvement, l'une sur le pavé de la cour, l'autre au bas de l'escalier, d'où elle avait roulé la tête en bas. Fatma était morte; M'riem expirait. L'une et l'autre n'avaient plus ni turban, ni pendants d'oreilles, ni anneaux aux pieds, ni épingles de haïk; elles étaient presque déshabillées, et leurs vêtements ne tenaient plus que par la ceinture autour de leurs hanches mises à nu. [...] M'riem, en expirant, laissa tomber de sa main un bouton d'uniforme arraché à son meurtrier» [11]. «Quand on eut enfoui tous les morts, il ne resta presque plus personne dans la ville, excepté les douze cents hommes de garnison. Tous les survivants avaient pris la fuite et s'étaient répandus dans le sud. Le shériff, échappé on ne sait comment, ne s'évada que dans la nuit qui suivit la prise, et, tout blessé qu'on le disait, après l'avoir dit mort, il ne fit qu'une traite d'El-Aghouat à Ouaregla. Femmes, enfants, tout le monde s'était expatrié. Les chiens eux-mêmes, épouvantés, privés de leurs maîtres, émigrèrent en masse et ne sont pas revenus. Ce fut donc pendant quelque temps une solitude terrible, et bien plus menaçante que ne l'eût été le voisinage d'une population hostile et difficile à contenir. Dès le premier soir, des nuées de corbeaux et de vautours arrivèrent on ne sait d'où, car il n'en avait pas paru un seul avant la bataille. Pendant un mois, ils volèrent sur la ville comme au-dessus d'un charnier, en si grand nombre, qu'il fallut organiser des chasses pour écarter ces hôtes incommodes. Ils s'en allèrent enfin d'eux-mêmes. Mais toute cette mousqueterie succédant aux canonnades du siège avait si bien détruit la tranquillité des jardins, que les pigeons des palmiers, -il y en avait des milliers, -finirent aussi par s'exiler; de sorte que la même solitude s'étendit jusque dans l'oasis. Aujourd'hui, la chasse ayant été défendue, les tourterelles sont revenues presque en aussi grand nombre. Quelques vautours solitaires étaient demeurés au milieu de cette panique générale, et n'ont pas cessé d'habiter les hauteurs de l'est, comme pour attendre une curée nouvelle» [11]. Mais revenons à ce qui se passait en France avant l'arrivée d'Eugène Fromentin à Laghouat, juste après le massacre. Le 12 décembre 1852, par une nouvelle modification de la constitution, l'Empereur Napoléon III, ex-Président de la République, s'attribue de façon inaliénable un certain nombre de biens publics français. Voici un extrait des articles de la modification: «Article 2: La dotation immobilière de la couronne comprend les palais, châteaux, maisons, domaines et manufactures énumérés dans le tableau annexé au présent sénatus-consulte. [...] Article 4: La dotation mobilière comprend les diamants, perles, pierreries, statues, tableaux, pierres gravées, musées, bibliothèques et autres monuments des arts, ainsi que les meubles meublants contenue dans l'hôtel du Garde-meuble et les divers palais et établissements impériaux. [...] Article 7: - Les biens meubles et immeubles de la couronne sont inaliénables et imprescriptibles. - Ils ne peuvent être donnés, vendus, engagés ni grevés d'hypothèques» [7]. Maréchal, duc, sénateur, vice-président du sénat, ambassadeur à Londres, gouverneur général de l'Algérie. Le 13 septembre 1855, suite à une victoire obtenu en Crimée, le général Pélissier est promu maréchal par l'ex-Président de la République l'Empereur Louis-Napoléon III. Dans un message du 6 octobre l'Empereur lui écrit: «Mon cher Maréchal, Je vous envoie par Vaubert de Genlis le bâton de maréchal que vous avez si bien gagné» [5]. Nommé sénateur le Maréchal Pélissier est anobli du titre de duc le 4 août. La reine Victoria, qui n'a pas dû lire l'article du Times sur le massacre des Ouled Riah, lui décerne le 6 juin 1856 la grande croix de l'ordre du Bain. En 1857 il devient vice-président du Sénat, l'année suivante il est nommé ambassadeur à Londres en 1858 [13]. En décembre 1860 le sénateur maréchal Pélissier est désigné Gouverneur général de l'Algérie. «A 66 ans, il n'était plus qu'un soûlard trivial, ignare, paresseux et coureur de filles. Il ne devait sa désignation qu'à son mariage avec une jeune Espagnole, Sophie de la Paniega, cousine et dame d'honneur de l'impératrice Eugénie» [14]. «L'exemple et le concours du colon européen sont nécessaires pour que ces peuplades primitives transforment ce sol». L'empereur Napoléon III rève, à cette époque, de fonder un royaume arabe dont il sera lui même le «Calife». Sur les conseils d'Ismaël Urbain, il voit ce royaume régit en Algérie par deux systèmes politiques: un régime civil pour les européens et un régime militaire pour gouverner les musulmans (5). Dans sa lettre du 1er novembre 1861, il écrit ceci au gouverneur et maréchal Pélliser : «notre possession d'Afrique n'est pas une colonie ordinaire, mais un royaume arabe [...] Rendons la sécurité parfaite en Algérie non seulement par notre occupation militaire, mais encore en attachant les Arabes au sol et en leur donnant des titres de propriété [...] je vous parlerais de nouveau des colonies militaires [...] si l'on crée un grand nombre de villages indigènes formés soit de propriétaires soit de petites tribus, on aura des colonies militaires toutes faites puisque chaque Arabe est soldat et qu'en lui donnant certains avantages en propriété foncière, on pourra en compensation exiger de lui quelques services militaires» [17]. Le maréchal Pélissier qui trouve ce régime trop libéral (sic) pour les arabes, fait tout pour ne pas appliquer les préscriptions de l'empereur, le 25 novembre 1861, il répond ceci à l'ex-Président de la République: «l'indigène sans l'Européen n'utiliserait pas la terre comme elle doit l'être pour en tirer tout le profit qu'elle comporte [...] L'exemple et le concours du colon européen sont nécessaires pour que ces peuplades primitives transforment ce sol. Sans l'initiative française, il resterait à peu près dans son état actuel. En un mot, l'arabe doit être le bras mais il ne saurait être la tête de la colonisation. Ainsi même au point de vue du progrès indigène, le concours de l'Européen est indispensable. Mais c'est surtout dans l'intérêt de notre domination que sa présence en Algérie est nécessaire. La France ne sera sûre de conserver l'Algérie que lorsqu'un nombre de Français, capable de balancer celui des Arabes aura pris racine sur le sol de sa conquête» [17]. «il conserve jusqu'à sa mort le poste de gouverneur général qu'il n'était plus capable d'assumer» Le maréchal Pélissier décède le 22 mai 1864, il avait conservé «jusqu'à sa mort, le poste de gouverneur général qu'il n'était plus capable d'assumer» [14].
(1) Rapport du 22 juin 1845 du colonel Pélissier au maréchal Bugeaud [6]. (3) Nekmaria se trouve dans la Wilaya de Mostaganem au nord Ouest de Mazouna. (4) Lettre de Berbrugger, conservateur du musée d'Alger, à Ismaël Urbain, conseiller de l'empereur. Citée par [2]. (5) Pour le développement de cette thèse par Ismaël Urbain voir [18]. Références [1] P. Christian. L'Afrique française. Paris, 1846. [2] Charles-André Julien. Histoire de l'Algérie contemporaine. Tome I. 2-ème édition. Paris, PUF, 1979. [3] C. Rousset. La conquête de l'Algérie. 1841-1857. tome II. Plon 1889. [4] Robert Louzon. Cent ans de capitalisme en Algérie 1830-1930. Histoire de la conquête coloniale. Ed. Acratie. [5] P. Guiral et R. Brunon (Editeurs scientifiques). Aspects de la vie politique et militaire en France au milieu du XIXe siècle à travers la correspondance reçue par le Maréchal Pélissier (1828-1864). Paris, Bibliothèque Nationale, 1968. [6] R. Busquet. L'affaire des grottes du Dahra (19-20 juin 1845). La Revue Africaine. pp. 116-168, vol. 51, 1907. réédité par l'OPU, Alger. [7] La Constitution française du 14 janvier 1852 et ses modifications. [8] E. Mangin. Notes sur l'histoire de Laghouat (suite). La Revue Africaine. pp. 273-324, vol. 38, 1894. réédité par l'OPU, Alger. [9] E. Mangin. Notes sur l'histoire de Laghouat (suite). La Revue Africaine. pp. 5-53, vol. 39, 1895. réédité par l'OPU, Alger. [10] Souvenirs d'un officier du 2e de zouaves. Paris, Lévy, 1859. [11] Eugène Fromentin. Un été dans le Sahara Paris, G. Crès et Cie, 1922. Version électronique sur le site de la BNF: Galllica. [12] Campagnes de Crimée, d'Italie, d'Afrique, de Chine et de Syrie, 1849-1862. Lettres adressées au maréchal de Castellane. Paris : Plon, Nourrit et Cie, 1898. [13] Louis de La Roque. Catalogue historique des généraux français. Tome III. Paris, A. Desaide, 1896. Version électronique sur le site de la BNF: Galllica. [14] Jean Ganiage. Histoire contemporaine du Maghreb. Paris, Fayard, 1994. [15] Général Pierre-François-Xavier Boyer. Historique de ma vie. Paris, La Vouivre, 2001. [16] Th Pein. Lettres familières sur l'Algérie, un petit royaume arabe. Paris, Tanera, 1871. 2-ème édition: Alger, Jourdan, 1893. [17] G. Spillmann. Napoléon III et le royaume arabe d'Algérie. Paris, Académie des sciences d'outre-mer, 1975. [18] Ismayl Urbain. L'Algérie pour les Algérien. Paris : Michel Lévy frères, 1861. Version électronique sur le site de la BNF: Galllica. |
Kenz el-Bled n°0, novembre 2002. |