ÉDITORIAL

   
 

On peut se plaindre à juste titre du pouvoir, du FMI, de la Banque Mondiale, de l'ONU, de la colonisation et de tout ce qu'on veut, mais la question qui nous semble essentielle est celle-ci: pourquoi nous citoyens d'Algérie, du monde arabe ou du Tiers-monde, nous montrons-nous si peu aptes à défendre nos intérêts ? Pourquoi avons-nous tant de mal à prendre enfin possession de notre monde et restons en permanence ses victimes, ses premières victimes... Premières victimes de sa pluviométrie, de ses stocks d'armes, de ses conflits Est-Ouest, Nord-Sud, Droite-Gauche, Orient-Occident... Pourquoi subissons-nous avec une telle violence toutes ces oppositions dont nous ne sommes même pas les créateurs. Pourquoi la forte jeunesse ne trouve pas d'autre solution que la fuite à l'étranger ? Pourquoi les partis démocrates connaissent une telle déroute depuis 1988 en Algérie ? Bien sur il y a le pouvoir, le FMI, etc., mais cela n'explique pas pourquoi ces partis se montrent autant incapables, dans leur lutte contre ce qu'ils subissent, de susciter l'adhésion d'un nombre majoritaire de citoyens ? Chacun sait que pour trouver une solution face à un problème il faut de l'imagination, celle-ci vient elle-même de la qualité de l'information dont on dispose pour agir. L'information est à la base de tout débat public. Sa qualité, bonne ou mauvaise, détermine la pertinence des débats démocratiques. Et c'est la que le bas blesse, à l'ère où l'information joue précisément un rôle primordial dans les économies modernes, les sociétés des pays sous-développés sont les moins bien informées sur elles-mêmes.

La principale source d'information, celle qui touche le plus grand nombre est la télévision. Or dans ce domaine nous sommes pris en otage entre une télévision officielle qui ne nous informe pas et des télévisions émises par satellite qui, si elle peuvent nous distraire, ne nous apprennent rien sur nous mêmes. En Algérie, depuis 1988, il y a aussi les journaux indépendants, mais les journaux lus sont tous des quotidiens qui traitent avant tout d'actualité. La cascade d'événements qui traversent notre pays est trop grave pour susciter spontanément la réflexion. Au contraire elle nous conduit à la peur et la fatalité. Nous manquons d'éléments pour analyser le trop plein d'événements que nous subissons quotidiennement. Des gens meurent pour nous fournir de l'information, et il n'en demeure pas moins que nous avons le sentiment de ne pas comprendre. On ne peut comprendre les Chinois, les Américains ou les Ivoiriens en regardant le journal de 20h, ou en lisant la presse quotidienne, comment peut-on se comprendre à travers l'actualité de son Pays?

Or il y a toute une richesse, un trésor (kenz) inexploité qui permet d'élargir le champ de vision, de prendre du recul et de fournir des éléments de comparaison, donc de compréhension. Ce trésor, beaucoup plus utile et profond que le pétrole, c'est l'accumulation des expériences vécues par d'autres sociétés humaines. Ces expériences nous les trouvons à la fois dans notre histoire et dans l'expérience des autres peuples passés ou présents. La méconnaissance de cette richesse réduit notre horizon, elle nous fait ignorer les solutions que d'autres ont adopté (ou auraient pu le faire), et nous conduit tel un troupeau vers les erreurs qu'ils ont commis. L'histoire, l'économie, l'éducation telles sont les sujets que nous voulons mettre à la disposition de tous en créant le journal Kenz el-Bled. L'image que nous avons de l'histoire en Algérie est malheureusement trop déformée par le langage idéologique des généralités creuses. Elle est aussi, dans tous les médias du monde, voilée derrière le langage de l'universitaire, même bien intentionné, qui veut nous expliquer le passé, mais le noie (et se noie souvent lui-même) dans des analyses qui nous apportent peu de connaissances. Que vaut une analyse si on ne connaît pas le fait brut ? Au final nous avons beaucoup de noms de personnages «historiques» en tête, mais pas d'idée concrète de ce qu'ils ont été. Le récit de l'historien fait perdre aux événements décrits leur réalité vécue. Pour échapper à ce piège nous proposons de publier directement ce que les acteurs de ces faits ont dit ou écrit. En plongeant dans les détails de l'histoire on peut percevoir à travers le temps des hommes et des femmes, pas si différents de ceux d'aujourd'hui, qui nous apprennent beaucoup de ce qu'ils ont vécu.

L'économie et l'éducation sont des sujets très polémiques dans le débat politique algérien. Mais ce débat n'avance pas, il reste prisonnier d'idées reçues (d'où?) sur la réalité, et demeure aveugle aux faits qui évoluent à très grande vitesse. Comment avancer si on ne met pas les chiffres au centre du débat, et surtout si on ne compare pas ces chiffres avec d'autres chiffres. L'Algérie a produit près de deux millions de tonnes de blé en 2001, que veut dire ce chiffre ? Rien, si on ne le compare pas à d'autres faits. En comparant entre eux les chiffres des économies et des systèmes éducatifs des pays du monde on prend conscience de choses qu'il aurait été impossible de voir autrement. Nous avons volontairement préféré réduire au minimum les commentaires que nous faisons sur ces chiffres, pour laisser l'attention du lecteur se porter sur les faits en dehors de tout préjugé sur la question. Certains diront que cela fait trop de chiffres pour le lecteur du grand public en Algérie? C'est de Béjaïa que l'usage des chiffres indo-arabes est parti se répandre en Europe, puis dans le monde entier, ça sera d'Alger que l'usage intensif de ces chiffres sera expérimenté dans un journal grand public ! Et tant pis si cela paraît ridiculement prétentieux, la prétention n'a pas à être ridicule à Alger et admirable à Silicon Valley.

Le résultat donne un journal certes particulier, qu'il ne nous a pas été possible de ranger dans un genre prédéfini (par qui?). Kenz el-Bled n'est ni un canard satirique, ni un journal d'analyse intellectuelle, ni ce qu'on appelle un journal culturel. C'est le fruit de l'invention d'algériens qui éprouvent le besoin d'un type nouveau d'information qu'ils n'ont vu nulle part dans leur périple en quête de connaissances, ni en Algérie, ni dans les vieilles démocraties.

Saïd Abdeddaïm

 

 


Kenz el-Bled n°0, novembre 2002.